Ils discutent en marchant.
— Le mot théâtre vous donne-t-il envie d’aller au théâtre ?
— Ce sont plutôt des amis.
— Qui vous donnent envie ?
— Disons qui m’y entraînent.
— Jamais le mot ?
— Le mot théâtre ?
— Oui.
— Rarement.
— Comme moi. À mon avis, il est foutu.
— Le mot théâtre ?
— Oui, peut-être même est-il mort sans qu’on s’en soit aperçu.
— On en aurait parlé dans les journaux ou à la télé.
— Il n’y a pas de théâtre à la télévision.
— Non, mais il y a des nouvelles, et le décès d’un mot comme théâtre aurait fait des vagues, quand même.
— Vous avez peut-être raison.
— Il est toujours là c’est sûr.
— Pas en grande forme en tout cas.
— Possible.
— Amoindri.
— Probablement.
— Je me demande s’il n’est pas temps qu’on lui rajoute des lettres.
— Des lettres ?
— Oui. Un e, un o, un p ou mieux un t, le t renforce bien le mot, ça le structure. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si “structure” en a deux. Vous imaginez “structure” sans t : “srucure”.
— C’est vrai ça ne donne pas très envie de se construire.
— Pour le moins.
— J’ignorais totalement l’importance de la lettre t pour le soutien du mot, pour son dynamisme.
— Elle est essentielle. Regardez, pour la prévention du danger, on en a mis trois : ATTENTION ! Que serait ce mot alarme sans ses trois t (il crie) : “A-en-ion l’immeuble s’écroule !” Personne ne bougerait.
— C’est fou, on ne réalise pas que le t peut nous sauver la vie.
— Très souvent.
— Ce qui m’inquiète tout à coup c’est qu’il n’y en a pas dans “médecin”.
— C’est pour ça que moi j’appelle toujours un docteur. Au moins il y en a un.
— Les bons devraient en avoir deux.
— Doctteur.
— Oui, ou docteurt. Vous avez un rhume, vous consultez un docteur, pour une angine de poitrine, vous courez chez un docteurt.
— Ce serait beaucoup plus simple c’est vrai.
— Plus juste surtout. Et quant à ceux qui ne guérissent jamais personne on leur enlèverait leur t au bout de six morts par exemple. Qui alors irait se faire soigner chez un “doceur” !?
— Personne bien sûr.
— Je pense qu’il faudrait organiser une réévaluation des performances de l’ensemble des praticiens suivie d’une répartition de la lettre t au vu de leurs résultats.
— Cela permettrait sûrement de rééquilibrer le budget de la santé.
— Ne vaudrait-il pas mieux dire “avec t” ?
— Que santé ?
— Oui.
— Non, santé convient parfaitement pour désigner la bonne forme, un mot sans t est un mot qui va bien, regardez plaisir, paradis, rebond, envol, cognac.
— Crevette, escargot et lansquenet ne vont pas mal non plus.
— Enlevez leur donc le t et vous verrez leur mine.
— Vous avez raison.
— Le t est un renfort, une vitamine, parfois une prothèse.
— Mais j’y pense tout d’un coup, le mot théâtre en a déjà deux !
— Vous vous rendez compte ce qu’il porte ?
— Quoi de plus ?
— Deux mille cinq cents ans de tragédies, farces, drames et comédies ! d’Eschyle à Beckett !
— Toute l’angoisse et l’ironie du monde qu’il doit dire avec seulement sept petites lettres !
— Mon Dieu ! vite, rajoutons-lui un t.
— À mon avis deux est un minimum.
— Deux ! ça ferait quatre !?
— Pensez à l’avenir.
— Ça va continuer encore longtemps le théâtre ?
— J’en ai peur.
— Bon va pour quatre. Ce qui donne ?
— Thétâtret.
— Thétâtret ?
— Oui. Alors ?
— Pas mal.
— Si je vous proposais d’aller au thétâtret ce soir…
— Je ne dirais pas non, une soirée au thétâtret, ça donne envie !
— Je crois que nous l’avons sauvé !
Un temps.
— Dites-moi ?
— Oui.
— Le mot apéritif vous donne-t-il envie de boire un apéritif ?
— Toujours.
— Moi aussi. Je vous invite à boire un verre au bar du thétâtret, ça vous dit ?
— J’adore les thétâtrets qui ont un bar !